Voiture “zéro carbone”, vol “neutre en carbone”, et même “entreprise négative en carbone” ! De plus en plus d’entreprises affichent publiquement des objectifs, voire des statuts, de neutralité carbone ou vantent les mérites de produits « neutres en carbone », naviguant entre communication maladroite (au mieux) et greenwashing (au pire)... Il nous paraît ainsi utile de rappeler ce qu’est vraiment la « neutralité carbone ».
Pour une entreprise, viser la neutralité carbone à son échelle n’a pas vraiment de sens, mais apporter sa contribution par une politique de réduction des émissions ambitieuse est aujourd’hui plus que jamais nécessaire.
Telle que définie dans le rapport du GIEC de 2019, la “neutralité carbone” correspond à la "situation dans laquelle les émissions anthropiques nettes de CO2 sont compensées à l’échelle de la planète par les éliminations anthropiques de CO2 au cours d’une période donnée." Par abus de langage, l’utilisation de cette expression couvre le plus souvent cette situation mais pour l’ensemble des gaz à effet de serre et pas uniquement le CO2.
La neutralité carbone correspond ainsi à un état « idéal » de Zéro Émissions Nettes (ZEN), avec un équilibre entre les émissions de gaz à effet de serre dues aux activités humaines et leur absorption par les puits de carbone (naturels ou artificiels) à l’échelle mondiale.
En 2015, la neutralité carbone a été consacrée comme objectif global par l’Accord de Paris. Selon le GIEC, la neutralité carbone mondiale doit être atteinte dès 2050 pour espérer limiter le réchauffement climatique à 1,5°C. Pour cela, une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre sera nécessaire (au moins -45% d’ici 2030 dans les scénarios des technologies existantes !), en même temps qu’une augmentation des puits permettant la séquestration du carbone.
Pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C, il faudrait réduire les émissions mondiale de 45% d'ici 2030.
Au travers de l’Accord de Paris, les Etats doivent se coordonner et mettre en place des stratégies nationales pour atteindre l’objectif de neutralité carbone à l’échelle mondiale en 2050. Selon l’observatoire Net Zero Tracker, 55 pays ont à ce jour inscrit ou sont en train d’inscrire l’objectif de neutralité carbone dans leur législation.
La France a fait le choix d’une approche territoriale de la neutralité carbone qu’elle définit comme « un équilibre, sur le territoire national, entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre (…) ».
La neutralité carbone à l’échelle nationale induit des contraintes supplémentaires pour l’Etat et les différents acteurs. En effet, elle implique de ne pouvoir recourir à la compensation dans des pays tiers mais également de définir une stratégie de réduction des émissions importées.
La transposition de la neutralité carbone dans le droit français est passée à la fois par l’adoption d’objectifs chiffrés dans la loi mais aussi par des outils de planification stratégique, au premier rang desquels la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC), qui définit une trajectoire pour atteindre la neutralité carbone en 2050, mais aussi la Programmation Pluriannuelle de l’Energie (PPE), qui fixe, en compatibilité avec la SNBC, les priorités d’action du gouvernement en matière d’énergie.
NB : on voit ainsi qu’en 2050, les puits de carbone (en vert, potentiel limité) équilibrent les émissions (en bleu). A ce moment-là, l’ensemble est ainsi neutre en carbone. Enfin !
La mise en œuvre de la SNBC passe notamment par ses textes d’application (encore insuffisants à ce jour) qui fixent les objectifs à atteindre dans chacun des secteurs, à l’instar du décret tertiaire et de la RE 2020 pour le secteur de la construction.
Depuis les Accords de Paris, la notion de « neutralité carbone » a connu une appropriation par le secteur privé qui tend à l’éloigner de son sens scientifique originel. On ne peut que constater que le concept de neutralité carbone est aujourd’hui devenu un réel outil de marketing… et le droit français tend malheureusement à favoriser cette tendance.
En effet, la réglementation française permet depuis récemment d’utiliser la mention « neutre en carbone » dans la publicité à la condition que l’annonceur fournisse le bilan carbone du produit mentionné, son approche pour éviter et réduire ses émissions ainsi que les modalités de compensation (article L. 229-68 du Code de l’environnement).
Cet état du droit a été vivement critiqué, notamment par l’ADEME ou des cabinets de référence comme Carbone 4. En effet, même si des méthodologies sont en cours de développement (voir plus bas), il n’existe pas, à ce jour, de cadre scientifiquement établi permettant de se dire “neutre en carbone” simplement en compensant l’équivalent de ses émissions induites.
Dans un avis rendu en mars 2021, l’ADEME s’est ainsi positionnée en défaveur d’une neutralité carbone à l’échelle de l’entreprise (ou de leurs biens et/ou services) pour trois raisons :
Une norme internationale ISO 14068 d’application volontaire sur la neutralité carbone est prévue pour 2023 ("Greenhouse gas management and related activities – Carbon neutrality"). Visant directement à lutter contre le greenwashing, cette future norme a pour ambition de "favoriser une compréhension commune de la neutralité carbone et des méthodes pour y contribuer, à l’échelle des organisations publiques et privées".
En attendant, à défaut de viser une « neutralité carbone », non pertinente à date car non définie à l’échelle d’une entreprise, les acteurs économiques souhaitant mettre en place une stratégie climatique ambitieuse peuvent déjà recourir à des standards rigoureux, encore en cours d’élaboration.
On peut ainsi citer notamment le projet Net Zéro Initiative (NZI) qui vise à proposer un langage commun à l’ensemble des acteurs, en cohérence avec les instruments et méthodologies existants. Dans ce référentiel, il n’est pas possible de considérer les émissions évitées (Pilier B) ou négatives (Pilier C) comme relevant d’un mécanisme de soustraction aux émissions induites (Pilier A).
En octobre 2021, la SBTi (Science Based Targets initiative) a lancé son standard « Net Zéro » pour les entreprises, un outil qui met la décarbonation (i.e. la réduction des émissions directes et indirectes des entreprises) au cœur de sa stratégie. Ainsi, une entreprise qui souhaite être “Net-Zéro” avec la SBTi doit réduire ses émissions de 90-95% (!) d’ici 2050.
Ces référentiels ont le mérite d’être en rupture avec la vision d’une neutralité acquise uniquement par l’intermédiaire de l’achat de crédits carbone. En se fondant sur les derniers rapports scientifiques, ils s’accordent sur le constat que la neutralité carbone ne pourra être atteinte qu’au prix d’une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre.
Une entreprise qui se déclare "neutre en carbone" achète 10 à 20 fois plus que sa " part" de crédit carbone... si tant est que l'on puisse définir cette "juste part" !
La compensation carbone ne doit quant à elle intervenir qu’en second lieu. Comme l’a précisé l’Autorité des Marchés Financiers, il est essentiel que l’entreprise se fixe des objectifs et rende compte des actions menées afin de “refléter la réalité physique des flux de gaz à effet de serre et faciliter leur pilotage”.
En définitive, vouloir contribuer à la neutralité carbone passe donc surtout par… une réduction de son empreinte carbone pour l’ensemble des acteurs. La réalisation d’un bilan carbone, la définition d’une trajectoire carbone et la mise en place d’actions pour réduire ses émissions sont ainsi essentiels pour pouvoir participer, à son échelle, à l’atteinte de l’objectif exigeant de neutralité carbone mondiale en 2050.
La neutralité carbone d'une entreprise passe nécessairement par une mesure précise et une réduction forte et de long terme de ses émissions.