Si vous pensez « câlins aux arbres » et « pailles en métal » quand vous entendez parler de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), c’est le signe que la définition de la RSE n’est pas encore communément partagée. Commençons donc par le début et repartons de la définition que la Commission européenne donne de la RSE depuis son livre blanc 2001 sur le sujet :
« Être socialement responsable signifie non seulement satisfaire pleinement aux obligations juridiques applicables mais aussi aller au-delà et investir davantage dans le capital humain, l’environnement et les relations avec les parties prenantes. »
Cette définition est intéressante car elle parle de capital humain et environnemental. Nous sommes loin des câlins aux arbres et des gobelets recyclables. La définition officielle de la RSE porte en elle le postulat que la RSE est une forme valable d’investissement. Dans cette optique, la RSE est un avantage immatériel sérieux, pas une pratique ésotérique. Cette définition de la RSE n’a pas toujours été admise…
Au début du XXe siècle, si vous teniez à ce que vos actionnaires vous fassent un procès, il vous suffisait d’augmenter le salaire de vos employés. En 1916, quand Henry Ford décida de réinvestir ses profits dans ses usines, notamment pour mieux payer ses ouvriers, deux de ses plus gros actionnaires (les frères Dodge) l’attaquèrent en justice. Attention, Ford n’était pas un bienfaiteur désintéressé. Il avait simplement compris qu’en offrant de bons salaires à sa main-d’œuvre, il augmentait la productivité de ses salariés. Ford investissait dans son personnel comme il investissait dans ses usines : en espérant obtenir un bon rendement.
Quelques décennies plus tard, en 1970, alors que la question de la responsabilité sociale des entreprises (au sens moderne du terme) commençait à se poser, l’économiste Milton Friedman prit la plume dans le NY Times pour répondre à cette question. Dans son article, Friedman défendit l’idée selon laquelle « la responsabilité sociale des entreprises consiste à augmenter leurs profits ». Une ligne que Friedman résuma dans la maxime suivante : the business of business is business. Jusqu’à la fin des années 1980, la RSE était au mieux considérée comme une stratégie « défensive », c’est-à-dire comme une dépense à laquelle une entreprise pouvait consentir afin de préserver sa position et ses performances tout en ménageant son image.
Pour que la RSE commence à être considérée comme un actif immatériel stratégique, il faut attendre 1987 et la publication du rapport Brundtland de l’ONU. Ce rapport a introduit la notion de « développement durable ». Dire que ce rapport a provoqué un tremblement de terre dans le monde des entreprises est excessif, mais le rapport Brundtland a contribué à la généralisation de la notion de « durabilité ». Pour simplifier, disons qu’avant l’apparition de la notion de durabilité, seule la valeur économique avait de la valeur. En intégrant le développement durable dans leurs activités à partir des années 1990, les dirigeants ont admis que toute valeur était à la fois économique, sociale et environnementale. Dit autrement, en souscrivant au concept de RSE, les dirigeants se sont mis à considérer les coûts, les bénéfices et les responsabilités engendrées par la création de valeur économique.
Aujourd’hui, la RSE est considérée comme un moyen permettant aux entreprises d’atteindre leurs objectifs économiques tout en servant le bien commun. Cette vision « stratégique » de la RSE repose sur l’idée que la RSE peut être rentable. Si la RSE peut être considérée comme un actif stratégique, et si une stratégie RSE peut être rentable, comment mesurer cette rentabilité, cette fameuse performance ? Réponse dans ce qui suit.
Ce qui fait de la RSE un enjeu particulier, c’est que les coûts sont faciles à mesurer quand on parle de RSE, alors que les bénéfices sont plus difficiles à évaluer. Les dirigeants semblent avoir intégré cette difficulté puisqu’ils s’attendent à ce que leur politique RSE leur procure des bénéfices extra-financiers avant tout — amélioration de leur image, motivation de leurs employés, etc...
Pourtant, une démarche RSE bien menée peut avoir des effets mesurables sur le plan financier. Voyons comment objectiver ces effets positifs.
Avant de vous lancer dans des tableaux croisés dynamiques pour tenter de prouver la rentabilité de vos engagements RSE, observez plutôt l’évolution de votre chiffre d’affaires.
En 2015, Carrefour s’est mis à vendre des bananes dites « bio-équitables ». Vendues par lot de 5 dans un sachet en plastique, ce produit a vite représenté 25 % des ventes de bananes du groupe en France. Malgré ces débuts encourageants, des clients ont fait remarquer à Carrefour que vendre du bio dans du plastique n’était pas très cohérent. En 2019, Carrefour a donc pris un engagement RSE visant à réduire l’usage des emballages en plastique en magasin. Dans le cas des bananes bio équitables, cet engagement s’est traduit par la disparition du sachet en plastique qui fut remplacé par une fine bande élastique — dépourvue de plastique.
La part des bananes bio équitables dans les ventes totales de bananes du groupe Carrefour est passée de 25 % à 33 % suite à la suppression de leur emballage en plastique. En limitant sa consommation de plastique, Carrefour a augmenté d’un tiers les ventes de ses bananes bio équitables.
Si la rentabilité de votre politique RSE ne provoque pas une hausse de vos revenus, elle peut se matérialiser par une baisse de vos dépenses.
En plus de fabriquer des présidents (Chirac, Hollande), la Corrèze fabrique aussi des tuiles. Or, pour fabriquer des tuiles, il faut cuire de la terre. Et pour cuire de la terre, il faut un four industriel. Ces fours tournent généralement au gaz, avec des pertes, car une partie de l’énergie qui sort des brûleurs du four s’en échappe aussitôt — sous forme de fumée. En 2019, la tuilerie corrézienne Tegulys a décidé de récupérer la chaleur contenue dans les fumées de son four à gaz. À l’époque, il ne s’agissait pas de moins dépendre du gaz russe, il s’agissait de ne plus laisser cette précieuse chaleur s’évanouir dans l’atmosphère. Avec l’aide de l’entreprise Eco-Tech Ceram, Tegulys a relié la cheminée de son four à des cuves contenant de la céramique. Ces cuves agissent comme des éponges qui stockent la chaleur contenue dans les fumées issues du four. Que devient la chaleur ainsi stockée dans la céramique ? Elle est aspirée et réinjectée dans le circuit pour sécher les tuiles avant que ces dernières ne passent au four.
En passant d’un séchage 100 % gaz à un séchage 0 % gaz, Tegulys a réduit sa consommation de gaz, ce qui lui a permis de réduire ses coûts de production. Mais ce n’est pas tout : comme le séchage des tuiles repose désormais sur de l’air « sec » issu des céramiques, le séchage va plus vite, ce qui a permis à Tegulys de doubler sa production hebdomadaire sans modifier son outil industriel. Avec un système de stockage de la chaleur relativement low tech, Tegulys a augmenté sa production tout en baissant ses charges et ses émissions de CO2 de plus de 100 tonnes par an. Le meilleur dans tout ça ? Tegulys n’a pas eu à avancer un euro pour cet investissement : Eco-Tech Ceram se rémunère sur les économies générées par son système.
Le ROI de vos initiatives RSE peut prendre la forme d’un accès au financement simplifié ou bonifié, ce qui vous confère un avantage capitalistique sur les entreprises ne bénéficiant pas d’un tel traitement.
En 2023, le groupe d’appareillage électrique Legrand a émis des obligations pour un montant de 700 millions d’euros avec une maturité de 6 ans et un coupon de 3,5 %. En français courant, cela signifie que des personnes ont accepté de prêter 700 millions d’euros à Legrand sur 6 ans. En échange, Legrand s’est engagé à leur verser 3,5 % d’intérêt par an (coupon) pendant 6 ans (maturité) avant de les rembourser intégralement (en 2029). La particularité des obligations émises par Legrand tient aux engagements RSE qui y sont liés ainsi qu’aux incitations financières qui en découlent. Legrand s’est fixé deux objectifs RSE d’ici à fin 2024 : réduire les émissions de 250 fournisseurs de 30 % d’ici 2030 par rapport à 2019 (sur les scopes 1, 2 et 3) et porter à 30 % la part des femmes dans les 11 523 positions managériales que compte le groupe français. Si l’entreprise n’atteint pas ses objectifs RSE, elle « paiera plus cher » son financement obligataire, puisque le taux de son coupon pourrait alors atteindre 4 % (contre 3,5 %) sur les 4 dernières années de vie de l’obligation (2025 – 2029). Dit autrement, en émettant des sustainability-linked bonds, Legrand a lié ses engagements RSE à ses conditions de financement.
Le groupe Legrand a levé 700 millions d’euros de dette à 3,50 % en mai 2023. Dans le même temps, les entreprises qui empruntaient auprès de leur banque le faisaient à des taux supérieurs à 4,10 %. Si Legrand tient ses objectifs RSE, le groupe français aura donc bénéficié d’un taux favorable pour se financer.
Si le ROI de votre RSE ne se manifeste pas sous la forme de ventes en hausse, il est possible que vous en ressentiez malgré tout les effets sur votre taux de marge, ce qui vous permet de gagner plus sans vendre plus.
L’entreprise américaine Tesla fabrique des voitures électriques depuis 2003. Arrivé 100 ans après Ford dans le monde de la construction automobile, Tesla n’a pas cherché à concurrencer les constructeurs historiques sur le marché traditionnel de la voiture thermique. Au lieu de ça, Tesla s’est orienté dès 2003 vers les véhicules électriques, un marché de niche à l’époque, avec pour objectif d’en faire un marché de masse. Aujourd’hui, la voiture électrique la plus vendue dans le monde est une Tesla (Model Y). Bien que les batteries embarquées dans les Tesla soient lourdes et gourmandes en terres rares, le positionnement à la fois électrique et technologique de l’entreprise texane lui permet d’imposer sa différence dans un monde automobile encore largement dépendant des énergies fossiles.
Sans avoir le volume de vente de Ford, Tesla affiche aujourd’hui une marge opérationnelle deux fois supérieure à celle de Ford. L’entreprise vend aussi des crédits carbone, c’est-à-dire des droits de polluer, aux constructeurs dont les véhicules engendrent des émissions de gaz à effet de serre.
En plus d’avoir des incidences sur votre excédent brut d’exploitation, vos initiatives RSE peuvent aussi avoir des effets extra-financiers. Des effets qui peuvent s’avérer payants à leur manière. Faisons le point sur quatre bénéfices en particulier.
Pour mesurer le ROI extra-financier de vos initiatives RSE, vous pouvez regarder du côté des risques que vos engagements RSE vous permettent d’éviter, ou de minimiser.
Dans la lignée de Tesla, l’entreprise française Moustache ne fabrique que des vélos à assistance électrique. Avant l’épidémie de Covid-19, Moustache assemblait dans les Vosges des vélos dont les pièces étaient pour la plupart produites en Asie. Les cadres venaient par exemple de Taiwan pendant que les transmissions venaient de Malaisie. Pendant l’épidémie de Covid, le choix de travailler avec des fournisseurs situés à l’autre bout du monde s’est retourné contre l’entreprise vosgienne. Assembler des vélos à 100 % devient délicat quand les pièces arrivent au compte-gouttes du fait des restrictions de transport. Pire : il suffit qu’une seule pièce manque à l’appel pour que la mise sur le marché du vélo tout entier soit reportée. Afin de moins dépendre du transport maritime, et pour réduire les émissions engendrées par l’acheminement de pièces sur 15 000 km, Moustache a décidé de produire le cadre de son dernier vélo en France tout en diversifiant ses partenaires.
Made in France oblige, le cadre que Moustache fabrique dans l’Hexagone lui coûte 20 à 30 % de plus qu’un cadre fabriqué à Taiwan. Mais l’entreprise Vosgienne dit y trouver son compte en matière de procédés industriels. Le nouveau cadre de Moustache n’est pas un cadre asiatique dont la production aurait été « relocalisée » en France. C’est un nouveau type de cadre, conçu avec de nouveaux procédés, comme une absence de soudure (sans perte de rigidité) et de la peinture en poudre électrostatique.
Puisque la RSE englobe aussi la gestion des ressources humaines et le bon traitement de vos employés, vous pouvez mesurer les effets que votre démarche RSE a sur vos équipes.
En 2005, quand une vingtaine d’entreprises suisses, dont Nestlé, Migros et Victorinox, se sont demandées si des mesures favorables à la famille pouvaient être rentables, elles ont réalisé une analyse coûts-bénéfices complète. Très méthodiquement, les Suisses ont regardé combien coutaient des mesures comme l’aide à la garde d’enfants, l’aménagement du temps de travail pour les parents, la mise en place du télétravail… En face de ces coûts, les Suisses ont évalué (et chiffré) les bénéfices que les entreprises pouvaient tirer de mesures comme une hausse du taux de retour après un congé parental, ou une baisse du recours au temps partiel après la naissance d’un enfant. PouWl’étude ont comparé les coûts et les bénéfices de leurs politiques familiales respectives.
Le soin accordé aux conditions de travail des parents paie. L’investissement dans le bien-être des familles rapporte. Après avoir mis en place des politiques familiales généreuses, les entreprises suisses ont constaté des effets positifs en matière de retour à l’emploi après un congé parental (en hausse), de recours au temps partiel (en baisse), et en matière de continuité des carrières (moins hachées). Au total, les Suisses considèrent qu’une politique d’entreprise favorable à la famille offre un rendement de 8 %, c’est-à-dire que les sommes qui y sont consacrées sont plus que remboursées par les bénéfices économiques qui en découlent.
La rentabilité de votre démarche RSE peut se mesurer à l’aune de critères immatériels comme la qualité de votre image de marque, c’est-à-dire l’idée que les gens se font de votre entreprise.
Grain de Sail est une PME bretonne qui vend du chocolat et du café issus de l’agriculture biologique. Contrairement aux chocolateries ordinaires, qui importent leur cacao par avion, Grain de Sail fait venir ses matières premières essentiellement par la mer — d’où le sail du nom. Fondée par deux frères ayant le goût du large, l’entreprise a construit et mis à l’eau deux voiliers-cargo qui traversent régulièrement l’Atlantique. Pour montrer à ses clients que ses bateaux sont au moins aussi importants que son chocolat et son café, Grain de Sail met en avant ses voiliers sur ses emballages (recyclables). L’entreprise invite même ses clients à visiter ses bateaux quand ces derniers font escale dans un port français. Avec Grain de Sail, les engagements RSE ne dorment pas dans un PowerPoint, ils sont incarnés, palpables, vérifiables par les clients — à tel point que vous pouvez littéralement monter dedans.
Entre 2018 et 2023, la PME bretonne a multiplié son chiffre d’affaires par 5. Des engagements RSE cohérents, déployés au bon niveau (en Bretagne), valent à Gain de Sail une clientèle fidèle qui assure à la PME des ventes en croissance chaque année.
Les dividendes d’une bonne politique RSE peuvent prendre la forme de bonnes relations avec vos partenaires : fournisseurs, partenaires commerciaux, élus locaux, régulateurs, associations de consommateurs…
Patagonia est un équipementier américain qui vend des articles de sport destinés à la randonnée, aux sports de glisse et à l’escalade. En 2008, l’entreprise s’est mise à fabriquer des combinaisons de surf. À l’époque, Patagonia fabriquait des combinaisons à base de néoprène, une matière non-renouvelable produite à partir de dérivés du pétrole. En 2012, après 4 ans de recherche aux côtés de Yulex, un spécialiste du caoutchouc naturel, Patagonia a sorti ses premières combinaisons garanties sans néoprène. Dans ces combinaisons, le néoprène est remplacé par un caoutchouc végétal issu de cultures renouvelables. En 2014, Patagonia a mis sa matière brevetée à disposition des autres équipementiers, afin que ces derniers réduisent eux aussi la part du néoprène dans leurs combinaisons.
Depuis 2022, des concurrents de Patagonia utilisent le caoutchouc de Patagonia pour produire des combinaisons de surf sans néoprène. Un bel exemple de « coopétition ». Parmi ces concurrents devenus partenaires, on trouve Billabong et Decathlon. En développant de bonnes relations avec son fournisseur (Yulex) et ses concurrents, Patagonia impose son concept de combinaisons sans néoprène sur le marché du surf tout en réduisant le risque de litige avec les autres équipementiers. La leçon est simple : pour diffuser le plus largement possible une initiative RSE, il est souvent utile de collaborer avec des partenaires, voire avec des concurrents.
Résumons : la performance de la RSE peut se mesurer à l’aune d’indicateurs financiers comme extra-financiers. La bonne nouvelle, c’est que les uns renforcent les autres. Par exemple, avoir une bonne image (rentabilité extra-financière) permet d’attirer à la fois plus de clients et de candidats, ce qui peut se traduire par plus de productivité et plus de ventes (rentabilité financière). En retour, ces performances financières permettent d’investir des initiatives RSE, ce qui alimente un cercle vertueux.
Quand elle dépasse le stade du PowerPoint pour devenir un levier stratégique débouchant sur des changements concrets, la RSE peut être rentable. À partir de là, tout le jeu consiste à mesurer cette rentabilité. Pour y parvenir, l’examen d’indicateurs financiers comme extra-financiers peut aider à faire la part des coûts et des bénéfices engendrés par des pratiques RSE.
Ce que nous vous conseillons de retenir, c’est que votre démarche RSE sera d’autant plus rentable qu’elle sera difficile à copier. Les entreprises qui se contentent de cocher les cases standardisées RSE imposées par les régulateurs ne peuvent pas se démarquer, par définition. Dans la même veine, les entreprises qui surinvestissent dans leur marketing RSE, sans se préoccuper de leurs procédés ou de leur offre, vont avoir de plus en plus de mal à convaincre leurs clients.
Pour dépasser le stade du Bilan Carbone et engager votre entreprise sur la voie de la décarbonation et des initiatives RSE, contactez un expert Aktio. Des centaines d’entreprises s’engagent dans cette voie chaque mois et elles n’ont pas toutes le budget RSE de LVMH. En matière de RSE comme de gestion, la cohérence des décisions importe plus que le nombre de zéros investis.